VI — L’EMPLOI DE LA “PAROLE” DANS LE CORAN
Reste un mot qui a fait
difficulté pour quelqu’un. Il a pensé en effet que partout où est employé le terme
“la Parole”, il signifie exactement ce que les chrétiens sont convenus d’entendre,
lorsqu’ils parlent de leurs Personnes divines. C’est cette interprétation qu’ils
donnent au mot “parole” dans les passages où ce terme ne peut s’entendre su sens
littéral, ce sens entraînant une pluralité d’essence (en Allah, le Très-Haut).
Illusion grossière et aveuglement qui lui ont fait croire que cette
acception conventionnelle à propos de laquelle les chrétiens ont été amenés par la
nécessité que nous avons mentionnée, à dire ce qu’ils ont dit, devait être la même
pour les adeptes de n’importe quelle foi religieuse.
Il a cru ainsi trouver témoignage de la divinité de Hadrat Î’sa,
dans le passage suivant du Kur’ân-al karîm:
Cor.
4.17 |
“O gens du Livre, n’exagérez pas
dans votre foi et ne dites de Dieu que la Vérité. Le Messie, fils de Marie, n’est que
l’Envoyé de Dieu et sa Parole qu’il a jetée en Marie, et un Esprit de Lui. Croyez
donc en Dieu et en ses Envoyés [Prophètes] et ne dites pas: Ils sont trois! Finissez-en
donc. Cela vaut mieux pour vous. Dieu est unique!”. |
J’ai donc voulu arracher le voile qui recouvre cette difficulté afin
que celui qui considère ce passage soit à l’abri des équivoques trompeuses. Je dis
donc: “l’être engendré est produit par deux causes. L’une d’elles réside dans
les testicules, et c’est l’une des deux catégories de la force génératrice. Par
elle, le sang aboutit à un état qui le rend apte à recevoir la force vitale de Celui
qui donne les Formes, l’autre cause est la force contenu dans le sperme quand il passe
dans l’utérus et que se trouvent réalisées pour lui les autres conditions,
c’est-à-dire qu’il soit lui-même un liquide abondant, sain et vigoureux, ni altéré
ni alangui, que l’utérus d’autre part, soit aussi sans infirmité et qu’il ne
survienne à la femme après le rapprochement, aucune secousse violente qui puisse
provoquer la chute du sperme hors de son sein. Le sperme se trouve alors disposé pour
recevoir de celui qui dispense les Formes, la force informante. Sous son influence, les
membres viennent-ils à se constituer, nous avons alors production de la forme
“membrale”, et corruption de la forme “spermatique”. Le sujet est alors apte à
recevoir l’esprit, de celui qui le dispense.
Telle est la cause ordinaire qui intervient dans la constitution de
tout être engendré. Ceci admis, nous disons: toute chose a une cause prochaine et une
cause lointaine. Le plus souvent on la rapporte à sa cause prochaine. On dit ainsi à la
vue des prairies verdoyantes: Regardez l’oeuvre de pluie. Alors que c’est Allah, le
Très-Haut, qui en est le Créateur véritable. Et si l’on voit des plantes vigoureuses
sur un terrain aride et dur alors que le soleil est dans la constellation du Lion (au fort
de l’été), on dit: Regardez l’oeuvre d’Allahu ta’âlâ! On mentionne ainsi la
cause véritable, en l’absence de la cause courante.
Ces deux principes mis en évidence, nous disons: En ce qui concerne
Hadrat Î’sa, l’absence de cause prochaine nous est révélée par des indices
certains. Aussi sa formation a-t-elle été rapportée à la cause éloignée qui est la
Parole, car chacun est créé par la Parole d’Allah par laquelle il dit à tout être
créé: “Sois” et il est aussitôt. C’est pourquoi on l’a dit de Î’sa
aleihissalâm afin d’indiquer l’absence de la cause prachaine courante, et qu’il a
été formé par la Parole “Sois”, sans l’intervention de sperme auquel on puisse
rapporter sa formation, comme nous l’avons dit.
Le Kur’ân-al karîm a encore expliqué cela en ajoutant: “Qu’IL
a jeté dans Marie”, signifiant ainsi, que l’enfant se forme par le sperme jetée dans
le sein de la mère et cet être engendré n’a été créé que par la Parole jetée
dans le sein de sa Mère. Et cette Parole, c’est l’ordre de se consituer. Elle n’est
donc “jetée” que d’une manière métaphorique.
Cor.
4.17
Q.
3.58
Q.
4.171 |
Quelque chose de semblable est aussi
rapporté d’Adam aleihissalâm, car tous deux ont ceci de commun qu’ils n’ont pas
été formés par les causes ordinaires. Allahu ta’âlâ dit et effet dans le
Kur’ân-al karîm: “Qu’est-ce qui t’a empêché de te prosterner et d’adorer
quand tu fus créé de mes mains?” Or Allah n’a point de main. Mais le sens en est:
“Je l’ai créé par ma puissance”, pour indiquer qu’il n’a pas été formé de
sperme, mais bien par sa puissance, montrant ainsi l’absence de la cause ordinaire. Et
quand la cause ordinaire vient à manquer, l’effet est rapporté à la cause éloignée,
qui se trouve assimilée à la cause réelle qui est alors la Parole d’Allah, le
Très-Haut.
Ce rapprochement se trouve ailleurs clairement exprimé,
quand IL est dit: “Il en est de Hadrat Î’sa, chez Allah, comme d’Adam aleihissalâm
qu’IL a tiré de la poussière et auquel IL dit ensuite: “Sois! et il fut. De même
ses paroles: “Et un Esprit de Lui”, c’est-à-dire c’est un esprit dont la
formation provient (directement) de Lui sans l’intervention des causes ordinaires
auxquelles on rapporte d’habitude l’effet produit. L’expression “de Lui” qui
exprime une relation, joue ici le rôle de simple attribut à l’égard de “esprit”
(c’est-à-dire n’a pas un sens possessif, mais un sens de provenance) (Explication grammaticale difficilement transposable. Ghazalî
veut dire que “un esprit de Lui”, veut dire simplement “un esprit créé par Lui
(Allahu ta’âlâ)” et non pas “l’esprit d’Allahu ta’âlâ”.). |
Si l’on objecte: votre argument vaut si c’est la Parole qui est ici
vraiment cause, et ici la Parole est vraiment cause, si la proposition est conforme aux
lois qui régissent en arabe la protase et l’apodose dans une phrase de sens
conditionnel. Or, il ne peut s’agir ici de la proposition conditionnelle, car cela
entraînerait l’idendité de la cause et de son effet.
Al Farisi dit en effet à ce propos: “s’il était admis qu’on
eût là l’apodose d’une proposition conditionnelle, l’expression “Kun fa yakun”
serait assimilée à la manière de parler de celui qui dirait: “Va-t-en, afin que tu
t’en ailles!”, Or cela ne peut être, car le sens serait alors, en ramenant à la
forme régulière de la proposition conditionnelle: “Si tu es, tu es” et “si tu
pars, tu pars”. Cause et effet seraient ainsi identiquement les mêmes. Et c’est
pourquoi les lecteurs du Kur’an al karîm se sont accordés à mettre le verbe à
l’indicatif (ar-rafo) (et non au subjonctif)
Q.
36.82
Q.
16.40
Q.
12.109
Q.
22.46
|
“Quant à Al Kisai, poursuit-il, n‘a
suivi la kıraat(Récitation du Kur’ân-al
karîm.) de Ibn ‘Amer en ce qui
concerne la partie du verset précédent dont on a tiré argument (c.-à-d. kun fa
yakûna), que pour ce qui pouvait être mis au subjonctif (intisab) non en qualité de
subordonnée conditionnelle, mais de coordonnée (‘atf) à un verbe précédent déjà
subjonctif. D’ailleurs Kisai ne se trouve d’accord (avec Ibn ‘Amer) que pour deux
versets. Le premier c’est la déclaration du Kur’ân-al karîm: “Quand IL désire
quelque chose, sa manière de commander est qu’IL lui dise: Sois! et qu’elle soit”.
Le second cas c’est la déclaration divine: “Quand nous désirons quelque chose, notre
manière de lui commander est que nous disions: Soit! et qu’elle soit”. Or s’il
n’est pas permis de considérer comme conditionnelle ce qui vient d’être lu, qu’on
l’entende à l’indicatif ou au subjonctif (c.-à-d. fa yakûna ou fa yakûnu),
l’argument tiré de ce verset tombe, et on ne peut plus voir dans la Parole une vraie
cause”.
Je réponds: Allahu taâlâ daigne m’assister! Que
cette dispute est bien étrange. Les maîtres de la langue arabe emploient les
subordonnées en considérant tantôt leur signification et tantôt la seule construction
grammaticale des mots, abstraction faite de la signification. Un exemple nous est donné
dans la parole divine: “Ne vont-ils pas de par la terre pour qu’ils voient!”.
L’emploi de la suburdonnée se trouve ici dépendre de la forme interrogative de
l’expression sans tenir compte de son sens. Ce sens est en fait: “Ils ont été de par
le monde et ils ont vu” et il n’y a là que la simple énonciation d’un fait qui
n’a rien à voir avec l’interrogation. Si l’on objecte: la particule fa’ est ici
particule de coordination (et non pas causale), parce qu’elle est susceptible, en fait
avec l’apocope du noun (i.e. avec le verbe au subjonctif), d’introdire aussi bien une
coordonée qu’une subordonnée, de quel droit prétend-on alors, dans cette hypothèse,
la limiter ici à la seule fonction d’introduire une subordonnée? Cette objection
trouve sa réfutation dans un exemple où, sans doute possible, il s’agit d’une
subordination purement verbale; quand le Kur’ân-al karîm dit: “Ne vont-ils pas par
la terre afin qu’ils aient un coeur!”. |
Cela établi, le cas qui nous intéresse se ramène à la règle
ci-dessus et la subordonnée y affecte une forme impérative, sans en prendre le sens
toutefois. Sibawayhi a dit à ce sujet: “On a comparé le rapport de l’objet commandé
à la forme impérative du verbe dans le langage courant, au rapport de la chose accomplie
à la puissance qui la réalise”. Les gens du commun croient en effet que si quelqu’un
commande à un autre de se lever et que son commandement procure ce résultat chez lui,
l’action de se lever est causée par la forme impérative du verbe, et c’est cette
forme qui est la cause de l’action, alors qu’en réalité cela est causé par la
volonté que la forme impérative a manifestée. La preuve en est que si un maître
commande quelque chose à son serviteur et que le serviteur sache qu’en réalité son
maître ne désire pas qu’il fasse ce qu’il lui a ordonné, vient-il à le faire, il
sera considéré comme ayant désobéi à son maître et digne d’être blâmé par lui.
Ainsi il y a deux causes de ce qui est commandé: l’une réelle, la volonté, et c’est
la cause éloignée; l’autre, dans l’usage courant, est la forme impérative du verbe
qui manifeste la volonté. On revient ainsi à la même règle grammaticale qui réfère
la proposition à sa cause prochaine.
Q.2
117 et
40-68
Q.
22-46 |
Il est donc établi par ce que nous
avons dit, que les gens du commun considèrent uniquement le mot qui sert à exprimer
l’ordre et lui rapportent le fond du jugement et ils considèrent enfin ce qui lui
succède, comme un effet produit par lui, en dépit de l’existence de causes réelles
mais plus éloignées. C’est cela même que nous avons montré dès le début. Cette
difficulté a sa source dans la constitution grammaticale de la langue arabe. Il nous a
été possible de la résoudre en la ramenant aux règles qui régissent la langue. De
cette manière, la difficulté proposée tombe sans conteste, ainsi que l’illusion de
ceux qui croient que la leçon adoptée par Ibn ‘Amer, pour les cas où la particule
fa’ est prise uniquement comme servant à introduire une subordonnée, est difficile à
ramener aux principes de la langue arabe et à ses règles, comme dans la déclaration du
Kur’ân-al karîm: “Allah quand IL décide quelque chose, s’exprime en lui disant:
Soit! et elle est”, et dans les autres passages semblables où Ibn ‘Amer a été seul
à maintenir la lecture du verbe au subjonctif (mansuban). Mais les lecteurs (du
Kur’ân-al karîm) sont bien obligés d’en arriver là eux aussi pour le texte de la
déclaration divine: “Ne vont-ils par la terre, afin qu’ils aient un coeur!” Il
n’y a pas d’autre raison pour eux de s’accorder sur le subjonctif et de faire du
fa’ une particule de subordination, si ce n’est en la référant à la seule forme
interrogative, prise comme telle et sans égard à sa signification vraie, comme nous
l’avons déjà exposé. |
Ainsi, grâce à cette interprétation et aux conséquences logiques de
notre argumentation, il ne subsiste plus aucune difficulté au sujet de Ibn ‘Amer!
Que le lecteur considère donc l’excellence de cette analyse
grammaticale et de ces choses curieuses, et qu’il glorifie cette religion de Muhammad [Paix et bénédiction soient sur lui] apuyée sur le Prophète le plus disert dans sa parole et le plus pénétrant
dans son argumentation. Elle offre dans ce qu’elle exprime toutes sortes de merveilles
et dans ce qu’elle tait toutes sortes de raretés. Et qu’il s’étonne de voir un
groupe de gens se cramponner à un passage de cette sorte qui serait cependant si claire
à comprendre et à interpréter!