
Ce neuf décembre, Arte diffusait le film d’Heinrich Billstein, La croix gammée et le turban, la tentation nazie du Grand mufti.
Le documentaire revient sur les liens qu’entretenait Amin al-Husseini,
le mufti de Jérusalem, avec l’Allemagne d’Hitler. Il s'agit d'un thème
souvent instrumentalisé par la propagande pro-israélienne. L'émission
d'Arte était-elle objective?
Avant que l’émission commence, la voix suave de la
speakerine d’Arte nous annonce « une page méconnue de l’Histoire ». La
sympathie d’Amin al-Husseini pour le régime nazi n’est pourtant pas un
secret. C’est d’ailleurs un thème fréquent de la propagande
pro-israélienne visant à légitimer l’occupation des territoires
Palestiniens. On pourrait en effet se demander pourquoi l’Etat
d’Israël, soi-disant offert au peuple juif pour panser les blessures du
génocide, a été créé en Palestine. Les Palestiniens n’avaient pourtant
rien à voir avec tout ça. « Erreur ! » prétendent certains historiens.
Le Grand mufti de Jérusalem collabora activement à l’entreprise nazie.
La responsabilité du leader palestinien dans le génocide juif étant
ainsi démontrée, la création de l’Etat d’Israël en Palestine trouve
plus de légitimité.
C'est un fait: Amin al-Husseini, personnage sordide,
apporta son soutien avec enthousiasme au troisième Reich. Le mufti a
longtemps exhorté Arabes et musulmans à se battre aux côtés des
Allemands, mêlant dans ses prêches ses convictions religieuses à
l’idéologie nazie. Le film de Billstein retrace très bien cet épisode.
Par contre, pour l’implication du mufti dans le génocide, c’est une
autre histoire. L’émission d’Arte était-elle objective ?
Travail de mémoire sélective
« Dès le début, l’émission annonce la couleur en expliquant que les immigrants juifs se rendaient en Palestine dans leur patrie d’origine » remarque l’historien Gilbert Achcar (1). Alors que Shlomo Sand a démontré que le retour du peuple en juif en « terre promise » tenait largement du mythe (2), l’emploi de cette rhétorique propre à la propagande israélienne nous éclaire sur la sensibilité du réalisateur. « Pas un mot non plus sur la personne qui a nommé al-Husseini au poste de Grand mufti, poursuit Achcar. Et
pour cause, c’était Herbert Samuel, le très sioniste Haut Commissaire
britannique, un artisan de la déclaration Balfour de 1917 qui donna le
feu vert à la colonisation sioniste. » Pourquoi un défenseur de
l’immigration juive tel que Samuel a-t-il nommé al-Husseini qui était
connu pour son opposition farouche à la colonisation sioniste ? Le film
ne nous le dit pas. « Il passe sous silence le rôle réel de
l’impérialisme britannique, qui a tablé sur les divisions Arabes-juifs
autant qu’en Inde sur les divisions entre Hindous et Musulmans » nous a confirmé l’historienne Annie Lacroix-Riz. Diviser
pour régner. Telle était la stratégie habituelle que les Britanniques
appliquèrent en Palestine en conférant à al-Husseini tout son pouvoir
politique. Et l’idée s’avéra payante. Dans son ouvrage Les Arabes et la Shoah (3),
Gilbert Achcar explique comment le parcours du mufti fut entaché de
décisions désastreuses menant le mouvement national palestinien de
défaite en défaite.
Aussi, au fil des années, l’autorité d’al-Husseini
trouvera de moins en moins d’échos en Palestine d’une part, et dans le
monde arabe de l’autre. « C’est l’une des grandes erreurs de
l’émission d’Arte : on évoque le mufti comme représentant du mouvement
national palestinien et arabe, alors qu’il n’en figure qu’une faction » remarque Dominique Vidal du Monde Diplomatique.
Gilbert Achcar explique ainsi dans son ouvrage comment l’appel au Jihad
d’al-Husseini, alors grand collaborateur de l’Allemagne et de l’Italie,
ne sera pas suivi dans les mondes arabe et musulman : « En mai
1942, à un moment où le Reich pouvait encore apparaître comme vainqueur
probable de la guerre, l’unité arabe de la Wehrmacht ne comptait que
130 hommes ». Achcar évoque également le cas de ces 250 prisonniers
palestiniens servant dans les troupes britanniques et envoyés à Rome
pour combattre auprès de Mussolini : dix-huit seulement acceptèrent de
servir dans la Légion. Il s’agissait pourtant de combattre la
Grande-Bretagne, oppresseur colonial de la Palestine. Mais l’aversion
des soldats palestiniens pour l’Italie fasciste était encore plus
grande.
L’autre grande erreur du film de Billstein porte sur
l’implication directe du mufti dans le génocide juif. Le documentaire
nous dit : « Début 1942, la solution de la question juive en Europe adoptée par les nazis est révélée au mufti par Adolf Eichmann en personne
». Le film raconte également qu'al-Husseini, impressionné, décida
d’envoyer une délégation au camp de Sachsenhausen. Enfin, l’émission
conclut sa démonstration de l’implication du mufti en citant un passage
d’une de ses lettres. La missive recommandait de ne pas déporter les
Juifs, y compris les enfants, vers la Palestine mais de les envoyer
dans des régions comme la Pologne « où ils pourraient être mieux surveillés
». Billstein laisse ainsi sous-entendre que le mufti préconisait
l’extermination en Pologne, plutôt que la déportation en Palestine. La
démonstration est cependant erronée. Tout d’abord, l’unique preuve de la rencontre entre le mufti et Heichman « est la déclaration d'un SS au procès de Nuremberg, jamais corroborée et d'ailleurs réfutée par les deux principaux intéressés » précise Gilbert Achcar. « De plus, poursuit Dominique Vidal, on
ne précise pas que le camp de Sachsenhausen, dans lequel le Mufti
envoya une délégation, était un camp de détention et non un camp
d’extermination. Ce camp était situé près de Berlin et il n’y avait pas
de camp d’extermination en Allemagne. » Quant à la fameuse missive,
Gilbert Achcar explique dans son livre qu’elle date de juin 1943 ;
c’est pourtant en juillet 1943 qu’al-Husseini rencontra Himmler et fût
tenu au courant de la solution nazie. « Les précisions apportées ici, écrit l’auteur, ne
visent cependant pas à disculper Amin al-Husseini de sa complicité
criminelle avec les nazis. Recommander l’envoi des Juifs des pays
concernés dans les camps de concentration en Pologne – même en
supposant qu’il ne s’agissait que de camps d’internement- allait très
au-delà de la requête qu’ils ne soient envoyés en Palestine. (…) Il
est probable en outre, que le mufti aurait fait la même recommandation
s’il avait déjà su que les nazis mettaient en œuvre ‘la solution
finale’. »
Pourquoi dès lors chercher, au prix d'une mauvaise
foi évidente, à prouver l’implication du mufti dans le génocide ?
Pourquoi magnifier son autorité politique et religieuse, alors que ses
appels trouvaient peu d’échos ? L’émission diffusée sur Arte s’inscrit
bien dans le registre de la propagande pro-israélienne visant à imputer
aux Palestiniens et au monde arabe une part de responsabilité dans le
génocide juif. « La manipulation de l’Histoire devient aussi systématique qu’effrayante, conclut Annie Lacroix-Riz. On
imagine quels effets elle risque d’entraîner si l’enseignement de
l’histoire disparaît, projet annoncé en France par sa suppression de
fait pour tous les bacheliers scientifiques. »
(1) : Les propos de Gilbert Achcar, hormis ceux se référant au livre, ont été recueillis par Jean-Marie Chauvier (2) : Voir sur notre site : Tom Segev, Le « peuple juif » : une invention (3) : Gilbert Achcar, Les arabes et la Shoah, Ed. Actes Sud, Arles, 2009
SOURCE : MichelCollon.info
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